Les composantes nécessaires d’un jeu narratif Une définition fédératrice des jeux vidéo n’existe pas encore et le débat à son sujet a toujours lieu. Pour les besoins de notre propos14, nous allons utiliser la définition fournie par Jesper Juul en conclusion de son ouvrage Half-real : video games are a combination of rules and fiction. Rules are definite descriptions of what can and cannot be done in a game, and they provide challenges that the player must gradually learn to overcome. Fiction is ambiguous — the game can project more or less coherent fictional worlds that the player may then imagine15. Suivant cette définition, les jeux vidéo qui pourraient être porteurs d’émotion sont composés de deux parties distinctes. D’une part, le joueur se voit imposer des règles qu’il doit comprendre et respecter s’il veut réussir. Ces règles, selon J. Juul, sont réelles dans la mesure où elles délimitent concrètement, c’est-à-dire dans notre monde réel et actuel, les conditions de succès du joueur. Il s’agit là de la partie « jeu » ou « action » d’un jeu vidéo. D’autre part, se surimposant à cette partie « jeu », se trouve une couche narrative et fictionnelle16 : « the Player navigates these two levels, playing video games in the half-real zone between the fiction and the rules »17. Il est indéniable que la partie règles des jeux vidéo est porteuse d’un certain type d’émotions, d’émotions, que ce soit la peur ou l’angoisse, l’excitation ou la frustration. Ces émotions, comme le rappelle Sébastien Genvo, s’appuyant sur les études de Bernard Perron, sont liées à ce qu’il appelle « un impératif d’action » essentiel aux jeux vidéo, sans lequel l’expérience ne peut se développer18. Un joueur doit jouer pour que le jeu existe dans son espace perceptif et, pour inciter le joueur à jouer, le designer de jeu implémente souvent une logique d’incitation à l’action que l’on appelle loop de gameplay. Dès lors, trop souvent, les designers de jeu tentent de divertir par l’action plutôt que d’émouvoir par l’immersion et ils se concentrent essentiellement sur les règles et sur les mécaniques de jeu, donc sur l’acte de jouer. Aussi, très peu de concepteurs ont tenté de comprendre ce que pourrait être une émotion purement vidéoludique19. Les émotions reliées à la partie « règles » des jeux sont des émotions qui naissent de l’action ou de l’échec de celle-ci20. Aussi, plus souvent qu’autrement, les règles, de par leur côté formel et généralement artificiel visant à inciter à l’action, en viennent à nuire au développement d’un monde fictif cohérent puisqu’elles introduisent des mécaniques qui vont à l’encontre de la logique de l’univers représenté. En d’autres mots, ces règles et ces mécaniques artificielles ne constituent pas des vérités fictionnelles telles que décrites ci-dessus. Dès lors, en s’opposant à la logique interne du monde présenté, elles empêchent la « suspension of disbelief »21 essentielle à toute fiction et à l’apparition d’émotions « passives » comme le sont la tristesse et la compassion22. Il ne fait donc pas de doute que, pour espérer parvenir à émouvoir un joueur, les concepteurs doivent d’abord et avant tout créer des mondes fictifs crédibles et cohérents, où les parties règles et fiction se supportent l’une l’autre : « fiction cues the player into understanding the rules and rules can cue the player into imagining a fictional world »23. Pour créer cette expérience, les concepteurs de jeux doivent s’inspirer des romanciers en présentant un monde fictif cohérent et logique où même les règles de jeu, incitant le joueur à l’action, sont fictivement intégrées24.
Jeu vidéo et livre (French Edition) . Presses universitaires de Liège. Édition du Kindle.
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