Connaissances issues de la vie quotidienne et apprentissages scolaires

  1. Introduction

école = connaissances de natures diverses, notamment les connaissances acquises en dehors de l’école


tient mobilisable des connaissances préalables (issues de sa vie quotidienne, de ses interactions diverses avec son environnement, ses pairs, ses parents, etc) qui viendront interagir avec ce qui proviendra de l’école (enseignant ou manuel)


La prise en compte de ce phénomène de connaissances préalables est importante pour construire des progressions d’apprentissage, pour comprendre certaines difficultés rencontrées par les élèves.


il est possible de se méprendre profondément sur ce qu’un élève a acquis d’une notion, sur les contextes dans lesquels il est susceptible d’appliquer ce qu’il a acquis.



Qu’est-ce que les connaissances naïves ?

Etude de Inagaki

Etudes de Hatano & Inagaki

Les jeunes enfants se fondent sur leurs connaissances des êtres humains pour raisonner en général sur le vivant (part de connaissances naïves dans l’attribution de certaines caractéristiques de propriétés chez les animaux, plantes, organes du corps) tant que les réponses auxquelles elles mènent ne sont pas contradictoires avec des observations directes ou des connaissances acquises.
Processus d’anthropomorphisation


Principe :


  • Entretiens auprès d’enfants de 6 ans
  • Diverses questions « … »

Exemple « Que ressent une cigale si la personne qui prend soin d’elle chaque jour meurt? »


Mobiliser des connaissances préalables sur une situation qui lui semble proche


Ce processus est une façon de :


  • Mettre à profit son expérience acquise dans un domaine a priori proche et permet ainsi de réagir de façon adaptée à des situations nouvelles.


  • Affiner progressivement ses concepts au fur et à mesure des ajustements nécessaires pour faire face aux écarts entre ce qui est adapté et ce qui ne l’est pas (en raison des connaissances naïves).


Connaissances qui font l’objet d’enseignements scolaires et sont :


  • interprétées en référence à des conceptions de la vie quotidienne, acquises spontanément en dehors de l’école.


  • conceptualisées, de façon non parfaitement adéquate, sur la base de connaissances antérieures.



Possèdent un certain domaine de validité (un certain nombre de situations pour lesquelles il conduit aux mêmes conclusions que celles auxquelles aboutiraient la référence à la notion scolaire maitrisée)


Une façon de déterminer ce domaine de validité est de le délimiter par les caractéristiques partagées entre la connaissance issue de la vie quotidienne et la notion scolaire/scientifique sinon il y a divergence entre ce à quoi réfèrent les connaissances naïves et la notion scolaire/scientifique.

Principe : poissons rouges élevés dans une crèche (projet pédagogique).


Résultats : Les connaissances sur les poissons rouges deviennent la connaissance naïve de référence qui permet de prédire les réponses que donneraient des enfants à des questions sur des animaux aquatiques non familiers. Ceci n’est pas observé chez un groupe contrôle.


Lorsqu’il s’agit de prédire le comportement ou certaines de caractéristiques d’un animal inconnu, les enfants projetaient en général leurs connaissances sur les êtres humains, qui constituent la catégorie du vivant qui leur est de loin la plus familière.


Etude de Susan Carey (1985)

Principe :


  • Population d’adultes et d’enfants


  • Attribution d’une propriété à une catégorie animale


    (soit à des êtres humains, soit à des chiens, soit à des abeilles)


  • Il était demandé si cette propriété restait valable pour les membres de la même catégorie (par ex, les autres chiens) ou pour les membres d’autres catégories (par ex, les êtres humains ou les abeilles).



Résultats :


Jeunes enfants (et non adultes): propriété + souvent attribuée à la nouvelle catégorie si elle avait été d’abord enseignée comme s’appliquant à un être humain qu’à un chien ou à une abeille.
La propriété avoir un certain organe inconnu est plus fréquemment attribuée d’une personne vers un chien que d’un chien vers une personne.
Les connaissances plus développées sur êtres humains que sur autres catégories animales, cette catégorie être humain fait pour eux référence dans l’ensemble du règne animal = propension à en faire la source principale de connaissance naïve.



Les connaissances naïves sont elles à éradiquer durant l’enseignement (pour laisser place à la notion scolaire)?

question pédagogique moins tranchée


  • une même connaissance naïve peut conduire certes à des inférences inappropriées, mais permet aussi de conclure correctement domaine de validité de cette connaissance assez large

permettre l’évolution de cette connaissance naïve pour coïncider au mieux avec les connaissances attendues d’un élève, contribuant au développement d’autres concepts comme celui d’être vivant ou d’insecte.


Ce développement conceptuel évolue tout au long de la vie


Les acquisitions conceptuelles se font selon des ruptures et des continuités (Carey)


certaines théories mettent plus l’accent sur la cohérence des savoirs construits (Vosniadiou & Brewer) et d’autres sur leur caractère fragmentaire (diSessa)




Etude de Vosniadou et Brewer

Objectif :


Etudier les différentes conceptions des enfants de la forme de la Terre sur la base de questions


Résultats :


  • 58 des 60 enfants d’environ 6 ans répondent par exemple que la terre est ronde, circulaire, ou sphérique


Ces réponses à des questions factuelles, susceptibles de leur avoir été déjà communiqués dans leur milieu quotidien, sont cohérentes avec la notion répandue que la terre est sphérique.



En revanche : lorsque la réponse n’est pas susceptible d’avoir été apprise mais nécessite des inférences fondées sur la conception de l’enfant :



22 des 60 enfants pensent que la Terre a un début ou une fin (14 estiment qu’on peut tomber du bord)



Cette idée que la Terre a un bord peut s’expliquer par la connaissance naïve que la Terre est un disque = le disque est rond


D’autres élèves développent une conception selon laquelle la Terre est creuse, ses habitants peuplant une région centrale plate à l’intérieur.


Cette connaissance naïve est compatible avec le fait de vivre sur une terre plate et sphérique : « (les gens ne tombent pas) parce qu’ils sont à l’intérieur de la terre... (la terre) est ronde comme une balle... (et nous vivons) à l’intérieur de la balle... au milieu d’elle » (Ibidem, p. 564).

chez les adultes

  • restent influentes bien au delà de l’enfance et cette influence est perceptible en particulier dans les domaines qui ont fait l’objet de peu d’enseignement

La cigale et la fourmi, en fournit une claire illustration


conception découle directement de la connaissance naïve de personnification d’une cigale anthropomorphisée qui se nourrit de créatures de plus petite taille (Hofstadter & Sander, 2013)


sensibilité persistante à la connaissance naïve


L'idée d’une disparition des connaissances naïves suite à l’enseignement est maintenant largement rejetée (Tiberghien, 2003).


Les manifestations des connaissances naïves sont vastes (domaines variables )




travaux portant sur les apprentissages des mathématiques
=> les élèves et parfois les enseignants conçoivent les notions mathématiques par référence à des connaissances naïves, importées de la vie quotidienne


Lakoff et Nunez : font dépendre les mathématiques de métaphores identifiées comme constitutives de cette science (retentissement important en sciences de l’éducation, en particulier la théorie des modèles tacites de Fischbein)


Idée principale : les conceptions des objets mathématiques sont déterminées par des connaissances naïves qui concernent même les notions les plus élémentaires et résiste à la scolarisation.



Les modèles tacites

Fischbein,


« chaque opération fondamentale en arithmétique reste généralement attachée à un modèle intuitif, primitif, implicite et inconscient »


caractéristiques :


  1. entités structurales qui permettent une interprétation globale


  2. concrets, pratiques et liés à des actions, mais comportent une abstraction, car ils s’appliquent à un grand nombre de situations


  3. simples, peu couteux à appliquer


  4. imposent des contraintes


  5. robustes : subsistent après que la notion formelle ait été étudiée





deux formes de connaissances naïves, Lakoff et Nunez


  1. Métaphores ancrées (incarnées du fait de leur source directe dans l’expérience concrète. Elles dépendent peu de l’instruction scolaire)


  2. Métaphores de liaison (mettent en relation deux notions mathématiques, l’une constituant une métaphore de l’autre)



Les métaphores constitutives des notions mathématiques les plus élémentaires et en particulier de l’arithmétique sont toutes des métaphores ancrées.


  • la connaissance naïve de l’arithmétique est une collection d’objets :

un nombre est associé aux différentes collections d’une certaine taille et cette taille commune définit sa valeur. La plus petite collection possible correspond à l’unité, le terme supérieur signifie taille plus grande et le terme inférieur signifie taille plus petite.
Le rassemblement de collections définit l’addition et le retrait d’une petite collection d’une plus grande définit la soustraction.


Les propriétés fondamentales de l’arithmétique élémentaire dérivent des propriétés des collections d’objets (la stabilité de l’addition et de la soustraction conduit toujours au même résultat (une collection de taille invariante))


La multiplication et la division sont également définies à partir de la métaphore de la collection d’objets :


  • La multiplication : il s’agit soit de regrouper des collections de même taille, soit d’additionner de manière répétée une collection d’une certaine taille.
  • La division : il s’agit soit de séparer un tout en parties égales soit de soustraire de manière répétée une collection à une autre.

La connaissance naïve de la collection d’objets n’est pas la seule à potentiellement structurer l’arithmétique.




  • la connaissance naïve construction d’objets :

les opérations arithmétiques sont cette fois des constructions : l’addition construit une entité nouvelle en en agrégeant deux et la soustraction construit une entité par exclusion d’une partie



  • la connaissance naïve qualifiée de mètre étalon :

l’unité est cette fois le mètre étalon, un nombre est un segment d’une certaine longueur


L’addition consiste en l’accolement de deux segments dont la longueur est le nombre d’unités associé à chaque valeur ; la valeur de deux nombres se compare par celle des segments correspondants.



L’analyse menée par Lakoff et Nunez :


rejoint certains travaux réalisés sur les conceptions naïves en mathématiques depuis les années 1980 et en particulier la théorie des modèles tacites, selon la terminologie de Fischbein (1989).


modèles tacites construits à partir d’une variété d’expériences quotidiennes et qui subsistent après que les notions formelles mathématiques correspondantes aient été acquises


Ces modèles tacites : outils privilégiés d’interprétation d’une situation nouvelle car ils permettent de la traiter comme une situation familière. Ils sont aussi source d’erreurs dans certaines activités mathématiques car ils se substituent à la notion formelle de manière parfois abusive.




  • La connaissance naïve du signe = est une situation de transformation dans laquelle on dispose d’un ensemble d’ingrédients à l’entrée et d’un produit final unique. Kaput (1979) appelle cette conception la métaphore processus-produit

Si cette connaissance naïve est mobilisée pour interpréter le signe =, on peut prédire qu’il n’est possible d’aboutir qu’à une seule valeur après le signe = (le résultat de la transformation), et que cette relation n’est ni réflexive, ni symétrique.


  • Etude de Ginsburg :


    certains enfants refusent l’écriture ? =3+4 au lieu de 3+4=?


  • Etude de Kieran :


    4+5=3+6 donnait lieu à des commentaires comme « Après le ‘=‘, il devrait y avoir la réponse. C’est la fin et pas un autre problème » (p. 319).


  • Etude de Bell, Swan et Taylor :


    ont montré que changer simplement les valeurs numériques d’un problème de multiplication modifiait la résolution






Pour ce qui est de la multiplication :


  • Etude de Bell, Swan et Taylor : ont montré que changer simplement les valeurs numériques d’un problème de multiplication modifiait la résolution.

Le résultat peut être prédit par la connaissance naïve multipliée, c’est additionner de manière réitérée .


Le multiplicateur et le multiplicande n'ont pas un statut symétrique dans une multiplication, il est difficile de justifier que la multiplication est commutative (ab=ba) ; en effet, le point de vue de l’addition réitérée asymétrise la multiplication dans la mesure où le multiplicateur et le multiplicande ont des rôles différents. En revanche, la commutativité est une loi symétrique.


  • Etude de Fischbein et al.,


    La résolution de problèmes de multiplication est effectivement guidée par une telle connaissance naïve


  • Etude de Schliemann et al.,

  • Les résultats d’expérimentations menées auprès d’adolescents brésiliens coutumiers du commerce de rue sans avoir jamais été scolarisés vont dans le même sens.

Principe :

  • Une moitié d’entre eux doit résoudre le problème « Combien coûtent 3 objets à 50 cruzeiros l’un ? »
    • Autre moitié « Combien coûtent 50 objets à 3 cruzeiros l’un ? ».

Résultats :

  • Les performances sont très différentes pour les deux groupes
  • Le premier groupe : taux de réussite élevé, de 75%
  • Le second a un taux de réussite nul


=> La métaphore de l’addition réitérée permet d’interpréter aisément ces écarts de performance. Le premier problème se résout par l’addition « 50+50+50 », qui ne contient que trois termes et fait appel à des faits numériques connus (50+50=100 ; 100+50=150).
=> À l’inverse, le second groupe se lance dans une addition de 50 termes (3+3+3…3+3) dont la quantité rend le contrôle impossible et qui fait appel à des faits numériques inconnus, car ces enfants ne maîtrisent pas la table des 3. L’addition réitérée n’est pas simplement une stratégie de multiplication , mais une connaissance naïve qui en contraint la compréhension.






Pour ce qui est de la division :


conçue comme rendant plus petit selon deux connaissances naïves :


1) la connaissance naïve du partage, diviser, est répartir en un certain nombre de parts égales
division-partage : le dividende doit être plus grand que le diviseur, le diviseur doit être un nombre entier, et le quotient doit être plus petit que le dividende


2) la connaissance naïve de la mesure, diviser, est soustraire de manière répétée
division-mesure : la seule condition est que le dividende soit plus grand que le diviseur. Si le quotient est un nombre entier, l’opération peut être vue comme une soustraction répétée


  • Etude de Fischbein et al., l’influence des connaissances naïves persiste après enseignement

démontré par une étude de Tirosh et Graeber (1991) :


Principe :

  • Auprès d’enseignants en formation
  • Des problèmes de division sont posés, soit conformes aux sources division-partage ou division-mesure, soit non conformes.

Résultats :


La moyenne de réponses justes pour les problèmes conformes à l’interprétation partage est de 94% contre 67% pour les non conformes. Pour les problèmes conformes à l’interprétation mesure, 78% des réponses sont justes contre 35% pour les problèmes non conformes. Cette étude montre aussi que la connaissance naïve du partage est privilégié : les futurs enseignants à qui il est demandé de construire des énoncés proposent quasi exclusivement des problèmes de partage.



Les connaissances naïves en sciences

Des études analysant les raisonnements sur les trajectoires d’objets en mouvement illustre également l’influence des connaissances naïves.



  • Premier type de tâche: Problèmes de trajectoires curvilignes

=> Une proportion élevée de participants prédit que la trajectoire de l’objet reste curviligne à la sortie du tube, en contradiction avec la première loi de Newton selon laquelle un objet sur lequel aucune force n’est appliquée suit une trajectoire droite.


  • Second type de tâche: Balle lâchée par une personne en train de marcher ou bombe lâchée d’un avion en vol


  • les sujets qui résolvent des problèmes de prédiction de trajectoire (ex : trajectoire curviligne) se réfèrent à une théorie proche de la théorie pré-newtonienne de l’élan, développée sur la base de leur expérience quotidienne et qui subsiste, bien que dans des proportions moindres, après des enseignements spécialisés en physique


  • mettre un objet en mouvement transmet à cet objet un élan qui sert à maintenir ce mouvement. Cet élan se dissipe progressivement, ce qui provoque le ralentissement puis l’arrêt de l’objet.



deux connaissances naïves sur lesquelles est susceptible de s’appuyer cette croyance erronée :
1) L’illusion perceptive (perçoivent une chute en ligne droite)
2) Observations réalisées par les sujets à partir d’un référent en mouvement (film)


=> les différentes théories construites par les sujets sur les objets en mouvement proviennent de la référence à des expériences quotidiennes dans certaines situations.


L’existence d’une théorie naïve est toutefois contestée par d’autres chercheurs du domaine, en particulier parce que les prédictions des participants sont fortement sensibles à des effets de contexte


  • Etude de Kaiser, Proffitt et Anderson (1985) : la présentation dynamique du problème, incluant des objets en mouvement, conduit à de meilleures performances qu’une présentation statique.


  • Etude de Kaiser, Jonides et Alexander (1986) : réplique des travaux de McCloskey et ses collègues sur les prédictions de trajectoire curviligne, dans des situations concrètes et familières :



=> Les prédictions des sujets sont largement plus exactes que dans les situations abstraites.
=> Les auteurs remettent en cause l’existence d’une théorie naïve générale et proposent que ces effets de contexte s’expliquent par une tentative de raisonnement analogique par les sujets.


Le travail de Catrambone et al. (1995) indique qu’un tel mécanisme de transfert analogique prend effectivement place dans la résolution de ce type de problème.















Les connaissances naïves déterminent les conceptions initiales de l’élève et il est nécessaire de les prendre en compte dans l’enseignement plutôt que de les ignorer au profit d’une « tabula rasa » conceptuelle qui est le modèle classique implicite.


Elles restent présentes après enseignement, même si les changements terminologiques induits chez l’élève par l’école sont trompeurs : l’apparition du terme académique ne garantit pas que le concept suive.


Pour la division, le terme diviser est acquis par la population enfantine ou adulte, mais la catégorie partage détermine la conception de la notion.
L’illusion de maîtrise de la notion par un élève repose sur l’usage de l’étiquette lexicale du concept scolaire (diviser) et sur le fait qu’analogie naïve et concept scientifique coïncident dans un certain nombre de cas (une part des situations de division sont des situations de partage).
Les connaissances naïves sont à la fois support, obstacle et tremplin aux
apprentissages.
Supports : elles permettent de donner sens à une notion ou à une situation – la question même de la conceptualisation se poserait en leur absence – et ont un champ de validité à l’intérieur duquel la notion ou la situation bénéficient des connaissances associées à la connaissance naïve
Obstacles : la notion est filtrée par la connaissance naïve et certains aspects sont ignorés de ce fait, conduisant à des erreurs dans les contextes où la connaissance naïve fourvoie.
Tremplins : l’être humain se développe en développant ses catégories, par un processus spontané lors de la confrontation à des situations nouvelles?